17.10.07

"Les Palestiniens sont passés de victimes à coupables"

(Interview de René Backmann, rédacteur en chef au Nouvel Observateur)
L'Economiste du 13/03/2007

René Backmann a animé une conférence à l’Institut supérieur d’information et de communication (ISIC, Rabat) où il a présenté son livre «Un Mur en Palestine». Son enquête démontre que le mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens est plus un barrage contre la paix qu’un moyen de protection antiterroriste.

· L’Economiste: «Il est là, à 5 mètres de la boutique. Gris, massif, plus invulnérable qu’un char d’assaut, deux fois plus haut que le défunt mur de Berlin (…) il coupe la route de Jéricho (…) se glisse entre les immeubles résidentiels (…) escalade les collines, tranche le paysage (…)». C’est la description que vous faites du mur dans votre livre. Que cache ce mur? A quoi sert-il réellement?

- René Backmann: Il sert, pour les Israéliens, à tracer une nouvelle frontière entre eux et le territoire de l’Etat de Palestine, si celui-ci existe un jour. Une nouvelle frontière qui rend cet Etat de plus en plus petit et de moins en moins viable. Il leur sert aussi à affirmer une volonté de faire des choix unilatéraux, de proclamer par des gestes et non par des mots, que négocier n’a plus de sens.
S’il avait été bâti en territoire israélien et le long de la vraie frontière, il mesurerait, comme cette vraie frontière environ 325 km (longueur de la Ligne d’armistice de 1949, appelée Ligne verte). En fait, une fois fini, il mesurera plus de 650 m. Il dessine à l’intérieur de la Cisjordanie de très amples et profonds méandres, pour contourner et annexer de fait à Israël la majorité des colons de Cisjordanie.

· Les critiques fusent sur ce mur. Quels dangers représente-t-il pour la paix?

- Il constitue, à mes yeux, un danger majeur. Un obstacle de taille pour la paix. D’abord, parce ce qu’il complique encore des discussions éventuelles. Ensuite, parce qu’il génère, chez les Palestiniens, des injustices, des frustrations, des révoltes génératrices de violence. Et enfin, parce qu’il complète et parachève la colonisation de la Cisjordanie, entreprise depuis 1967 par les Palestiniens. Par dessus tout, parce que, quand on veut négocier, on doit se voir, se rencontrer, se parler. Or, à travers un mur, rien de tout cela n’est possible.

· Vous estimez que le mur n’a eu qu’un moindre impact sur la sécurité des Israéliens. Comment cela?

- La construction de la première partie du mur a coïncidé, grosso modo, avec la trêve des attentats décidée par toutes les organisations -islamistes armés comprises- après l’élection de Mahmoud Abbas. Il est donc difficile de dire si les attentats n’ont pas eu lieu grâce au mur ou grâce à la trêve. Par ailleurs, depuis que le mur et la barrière existent (car il y a parfois barrière, parfois mur), aucun terroriste n’a été arrêté sur le mur, selon les statistiques israéliennes.

· Dans votre livre, vous parlez de «camouflage sémantique» des deux parts. Pouvez-vous nous donner des exemples?

- Je parle de «camouflage sémantique» à propos de «l’administration civile» israélienne. Car cette dénomination cache en fait la branche de l’armée chargée d’administrer les territoires occupés. C’est donc une administration qui, malgré son nom, n’a rien de civil.

· Comment interprétez-vous l’inaction de la communauté internationale? Et pis, celle des Etats arabes?

- Elle révèle la solitude, l’abandon, dans lesquels se trouvent les Palestiniens. En fait, malgré la rhétorique habituelle du monde arabe sur les «frères» palestiniens, ils ne sont pas mieux traités par les Occidentaux que par leurs «frères». Cela dit, l’Europe, même si elle est loin d’être irréprochable dans ses choix et son inaction, est le principal bailleur de fonds de l’Autorité palestinienne.
Cette passivité générale s’explique de mille façons. L’une des raisons, à mon sens, tient à l’attaque du 11 septembre: tout à coup, aux yeux des Américains, les Palestiniens ont cessé d’être des gens combattants pour leurs droits pour devenir des terroristes acharnés contre un ami de l’Amérique. Sharon a très habilement joué de ça en affirmant que Yasser Arafat était la version locale de Ben Laden et qu’Israël participait à sa façon à la guerre contre le terrorisme. Il faut admettre qu’en passant de la guerre des pierres à la deuxième Intifada, avec l’usage des armes et les attentats suicides, les Palestiniens ont changé d’image aux yeux de l’opinion internationale. De victimes, ils sont devenus coupables. Coupables d’actes de terrorisme. Ce qui a encore augmenté leur isolement et leur vulnérabilité.

· Comment a été réalisée l’enquête?

- Je me suis efforcé de rencontrer, des deux côtés du mur, chez les Israéliens comme chez les Palestiniens, tous les protagonistes de ce dossier. Côté israélien: ceux qui l’ont décidé, conçu, construit, protégé. Mais également, les personnes qui s’y sont opposés et celles qui en bénéficient. Côté palestinien : ceux qui en souffrent, dont la vie a été bouleversé, et finalement les Palestiniens qui se sont battus contre le mur, sur le terrain ou devant les tribunaux.
A côté de cela, je me suis efforcé de me procurer tous les documents déjà écrits sur le mur: livres, dossiers, articles. J’ai consulté les sites web des deux côtés, comme du côté des Nations unies, qui éditent des cartes de très bonne qualité. Et ensuite, j’ai croisé tout cela avec mes informations glanées sur le terrain pour accumuler des éléments solides, aussi rigoureux et incontestables que possible.


Parcours

René Backmann est rédacteur en chef au Nouvel Observateur où il s’occupe du service étranger. Cela fait 25 ans qu’il couvre l’actualité du Proche-Orient. Il est diplômé du Centre de formation des journalistes de Paris (CFJ, 1964). Engagé, il a beaucoup écrit sur la répression qui touche les milieux de gauche et de l’évolution des forces de police. Il a publié un recueil d’articles sur ce sujet: «Les Polices de la Nouvelle Société» (F. Maspero, 1971).
Il commence à traiter du conflit israélo-arabe à partir de février 1983. En outre, il est l’ami personnel d’Elias Sembar.
René Backmann a reçu le prix de la Fondation Mumm (1991) pour son enquête sur «L’islam et les financiers de l’intégrisme». Il est le coauteur des médias et l’humanitaire (CFPJ éd. 1996). Le livre qu’il a présenté au Maroc, «Un mur en Palestine», est une enquête sur le mur et les barrières érigés par Israël en Cisjordanie.

Propos recueillis par
Zakaria CHOUKRALLAH

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